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le paysan inclassable
CLAUDE GRIGNON
Parce que les paysans ne sont jamais complètement semblables ni complètement différents des catégories sociales par rapport auxquelles on se propose de les définir, les abstractions qui sélectionnent et qui accentuent certaines de leurs caractéristiques ne sont jamais complètement invraisemblables, même- si elles présentent des profils contradictoires de la paysannerie (et ce d'autant plus qu'en l'absence d'une véritable connaissance des rapports que les différentes catégories de paysans entretiennent entre elles, on peut toujours attribuer à l'ensemble de la paysannerie les propriétés d'une de ses fractions, en faisant notamment figurer les "paysans moyens", selon les besoins de la démonstration, soit du côté des "petits", soit du côté des "gros"). Ainsi, à condition d'oublier que les paysans dans leur ensemble consomment moins que les autres catégories sociales, sont plus endettés, sont moins diplômés, que leurs enfants sont scolarisés moins longtemps dans des filières plus basses, et que les agriculteurs qui appartiennent aux couches les plus hautes de la paysannerie consomment encore moins, sont encore moins diplômés et scolarisent encore moins leurs enfants que leurs "homologues" des classes supérieures non -paysannes, on peut assimiler les "nouveaux paysans" à la classe dominante, et dans la mesure où tout paysan présente des caractéristiques communes avec eux, où la fraction dominante de la paysannerie représente, dans les deux sens du terme, l'ensemble des paysans, faire glisser la paysannerie tout entière du côté des classes supérieures : tout agriculteur qui n'a pas encore abandonné l'agriculture peut toujours être suspecté, sous certains égards, d'être \en acte ou du moins en puissance) un "nouveau koulak". Inversement, pour conclure à la "paupérisation" ou à la "prolétarisation" des paysans, il suffit de les classer avec les autres, et notamment avec les salariés, sur l'échelle des consommations. Mais, dans la mesure où les dépenses de consommation mesurent inégalement la "richesse" des différentes classes, parce que celles-ci consacrent chacune une part inégale de leurs ressources à l'épargne ou aux investissements, et où l'on sait que les paysans doivent et peuvent investir plus que les ouvriers et que les employés, on ne peut dire que les paysans sont plus "pauvres" parce qu'ils consomment moins : ils sont plus pauvres que les ouvriers au regard du marchand d'appareils ménagers, mais ils sont plus riches au regard du notaire ou du marchand de machines agricoles. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'existe pas des paysans qui se situent à la fois au bas de l'échelle des consommations, de l'épargne et des investissements ; mais précisément un paysan qui perd sa terre, qui "se prolétarise", devient ouvrier ; un ouvrier qui perd son emploi ne devient pas paysan. De même, comparer les taux de scolarisation des paysans ou de leurs enfants à ceux des autres catégories sociales, c'est s'exposer à confondre la relégation et l'élimination scolaires qui frappent les enfants des classes populaires -y compris ceux des enfants de paysans les plus démunis- avec les stratégies d'évitement à l'égard de l'école caractéristiques, naguère en- ;, de certaines couches de la paysannerie, et qui peuvent être interprétées comme un élément
core,
des stratégies de transmission du patrimoine .